La Journée Internationale des Prothèses et Orthèses, célébrée ce 5 novembre, a servi de plateforme cruciale au Nord Kivu pour aborder les défis pressants liés à la réadaptation physique et à l’inclusion sociale des patients. L’événement, organisé par la Société Internationale des Prothèses Orthèses (ISPO) et l’Association des Techniciens Orthoprothésistes du Congo (ATOC-Nord Kivu), visait à souligner l’existence et le professionnalisme des orthoprothésistes. Le thème central des assises était clair : Promouvoir l’accès et l’innovation des services de prothèses-orthèses, ainsi que la prise en charge psychosociale des patients victimes des conflits armés à l’Est de la RDC-Nord Kivu.

Les discussions ont mis en lumière un secteur vital mais sous-financé et sous-équipé, confronté à une demande massive des soins en appareillage orthopédiques due à l’insécurité persistante et aux traumatismes chroniques dans la région.
Le contexte tragique du Nord Kivu et l’urgence des besoins en soins cliniques prothétiques et orthétiques
Le Nord Kivu est plongé dans un contexte de conflits armés, d’insécurité persistante et de précarité sociale accrue, engendrant une forte incidence de traumatismes et d’amputations. Outre les blessures de guerre, la province fait face à des complications liées aux maladies chroniques (comme le diabète et l’hypertension) et à une augmentation des accidents de la route.
Une demande criante et une couverture critique
L’« usine » des conflits produit malheureusement un nombre croissant d’amputés. On estime qu’entre 4 000 et 5 000 personnes (voire plus de 5 000) ont besoin de prothèses. La base de données provinciale indique que 10 000 à 12 000 personnes nécessitent les soins en réadaptation physique. Globalement, sur une population de 10 millions d’habitants, environ 1,6 million de personnes sont à risque de développer un handicap au Nord Kivu.

Malgré les efforts humanitaires intenses menés par des organisations internationales et locales (telles que le CICR et CBM), la couverture des besoins reste extrêmement critique, estimée à moins de 25%. Il est crucial de planifier en tenant compte de ces 1,6 million de personnes à risque.
Innovation technologique : Du dois au polypropylène
L’histoire de la fabrication d’appareils orthopédiques au Nord Kivu montre une progression notable, bien que toujours confrontée à des défis matériels et financiers.

L’Évolution des matériaux
Lorsque le centre de fabrication a débuté en 1974, les techniciens devaient s’adapter aux matériaux disponibles localement, tels que le bois, le cuir et la ferraille. Ces matériaux de première génération étaient souvent lourds. Une évolution majeure est survenue avec l’afflux massif de personnes déplacées par les guerres du Rwanda en 1994, lorsque l’organisation internationale CBM a introduit des matières premières modernes, notamment le polypropylène (PP), un plastique léger.
Aujourd’hui, le centre SHIRIKA LA UMOJA dispose de cette technologie polypropylène. Le polypropylène, dont l’utilisation s’est développée au fil du temps (premiers composants fabriqués par le CR en 1993, après des développements au Cambodge et en Colombie), permet de fabriquer des composants pour toutes sortes d’amputations (fémorale, tibiale, humérale, radiale).
Avantages et Inconvénients du Polypropylène

L’adoption de la technologie PP est principalement guidée par l’impératif d’accessibilité dans un contexte de faible pouvoir d’achat :
- Abordabilité et Accès : Le polypropylène est moins cher et accessible à tous.
- Durabilité et Entretien : Il offre une bonne durée de conservation et est facile à entretenir, nécessitant simplement de l’eau et du savon.
- Recyclage et Réparation : Le PP est recyclable (les déchets peuvent servir à fabriquer des cannes anglaises) et il est soudable, ce qui permet de réparer les prothèses cassées sans devoir concevoir un nouvel appareil complet.
Toutefois, le PP présente des limites :
- Les prothèses en PP peuvent être souvent lourdes, notamment pour les cas transfémoraux, ce qui pose problème aux personnes âgées et aux patients diabétiques.
- Les grandes réparations prennent beaucoup de temps et nécessitent d’enlever toutes les couches de mousse et de refaire le processus de collage et de couverture.
Le Dilemme coût-efficacité
Il existe des technologies plus légères et plus souples, comme celles utilisant la résine (par exemple, des prothèses des membres inférieur avec un système modulaire avancé fabriqué en résine ou avec la technologie 3D). Cependant, ces appareils de qualité modulaire coûtent très cher (par exemple, 800 dollars). Les experts soulignent que, dans le contexte actuel du Nord Kivu, il faut privilégier l’analyse coût-efficacité : il est préférable de fournir des prothèses en PP à 100 personnes plutôt que des prothèses en résine à 10 personnes avec le même budget. La priorité est de répondre au besoin de masse par une technologie appropriée.

Défis structurels et nécessité d’intégration
Les discussions ont révélé des lacunes profondes dans l’infrastructure et la gestion du secteur des prothèses-orthèses.
Pénurie de personnel qualifié et de laboratoires
Le manque de personnel et d’infrastructures locales modernes est un problème majeur. Selon les normes internationales OMS, la province, avec sa population, devrait disposer de 30 laboratoires de production d’appareils orthopédiques. Actuellement, seul le laboratoire du Centre pour Handicapés se rapproche des normes, ce qui est un « échec cuisant » (1 sur 30).
La situation est encore plus critique concernant le personnel : pour 10 millions d’habitants, il faudrait environ 100 prothésistes-orthésistes formés (catégorie 1 et 2 ISPO). Or, le Nord Kivu ne compte que trois cliniciens prothésistes-orthésistes diplômés formés, dont seulement deux sont activement impliqués dans la production.
La formation est coûteuse et se déroule dans seulement deux écoles en Afrique (Lomé ou Tanzanie). Bien que des techniciens sont formés en informel localement sur le tas fassent du bon travail, ils sont souvent contraints de chercher des opportunités ailleurs après leur formation informelle car c’est une formation professionnelle mais non diplôme l’ante. Il y a une urgence à renforcer la formation locale, même de techniciens car 3 (ouvriers orthoprothésistes), et à rouvrir les écoles pour répondre à l’énorme besoin.
Le Problème d’approvisionnement et des normes
L’approvisionnement en produits et consommables des services des prothèses-orthèses est un défi majeur. L’unique centrale pour la technologie CR en Afrique se trouve à Lomé au Togo. Commander des matériaux est coûteux (avec l’ajout des frais de transport et des formalités douanières) et très lent, les livraisons pouvant prendre jusqu’à six mois.
Les normes de qualité internationales (ISPO, OMS) existent, mais le pays n’a pas encore légalisé et vulgarisé ces normes nationalement. Cela crée une situation où les structures ne sont pas toujours alignées sur les standards, même si le souci principal doit être la qualité des soins pour les patients.

L’Impératif d’intégration dans la pyramide sanitaire
Le secteur de la réadaptation et de l’appareillage a historiquement fonctionné hors du système de santé officiel de la RDC. Cette absence d’intégration a pour conséquence l’ignorance des données sur les séquelles qui produisent le handicap.
Les professionnels de la santé, y compris les orthoprothésistes (souvent qualifiés d’« acteurs oubliés » du système), doivent impérativement s’intégrer dans la pyramide sanitaire, des centres de santé aux Hôpitaux Généraux de Référence (HGR). Le défaut d’intégration fragilise l’effort global et oblige les patients des zones éloignées (comme Kanabayonga, Beni ou Manguripa) à effectuer de longs et coûteux voyages vers Goma pour une simple réparation. L’intégration permettrait de décongestionner les grands centres et de fournir des réparations de base au niveau local.
La prise en charge psychosociale : Restaurer la dignité et l’espoir
La prise en charge des patients victimes de conflits ne peut se limiter à l’appareillage physique. L’aspect psychosocial est essentiel pour garantir une réhabilitation complète et l’inclusion sociale.
L’Intégration des soins psychosociaux
Le CICR a intégré le soutien psychosocial et l’inclusion sociale des personnes handicapées dès 2013, travaillant avec le centre SHIRIKA LA UMOJA. L’équipe actuelle comprend un psychologue et un agent psychosocial (APS) qui assurent un suivi quotidien.
L’objectif de cette démarche est triple :
- Réduction des Symptômes : Aider le patient à gérer la douleur et les sensations fantômes.
- Acceptation et Fonction : Améliorer la fonction de l’utilisateur et l’aider à accepter sa nouvelle image corporelle après l’amputation.
- Renforcement de la Résilience : Garantir l’autonomisation, faciliter la réintégration sociale et renforcer la capacité de résilience face à l’événement traumatique.
Les réactions psychologiques post-traumatiques
Les patients amputés, qu’ils soient victimes de guerre ou de maladies, présentent souvent des réactions psychologiques intenses. Celles-ci incluent la honte, le sentiment d’inutilité (perte de la capacité à se prendre en charge), le désespoir (un avenir perçu comme sombre), la culpabilité (« Pourquoi moi ? ») et l’isolement. Ces troubles sont parfois accompagnés de syndromes de reviviscence, de flashbacks et de troubles du sommeil. Un faible niveau d’estime de soi peut même mener à des idées suicidaires.
De plus, 95% à 100% des amputés connaissent les douleurs et sensations des membres fantômes. Le cerveau du patient reconnaît l’existence du membre perdu, causant des douleurs et des sensations réelles. Une prothèse mal ajustée ou un inconfort physique peut aggraver ces douleurs fantômes.
Le processus d’acceptation et de réintégration
L’acceptation du handicap est un long processus, unique à chaque individu. La prise en charge se focalise sur plusieurs piliers:
- L’image de soi : Aider la personne à se percevoir comme « normale » et capable de vaquer à ses occupations malgré le déficit.
- L’estime de soi et la confiance en soi : Élever l’estime de soi, souvent faible chez ces patients.
- La résilience : Montrer à la personne qu’elle possède des ressources pour se relever et continuer à contribuer à la vie familiale et sociétale.
Les activités psychosociales (consultations individuelles, groupes de soutien) sont conçues pour encourager l’expression des patients et les aider à s’accepter. Entre janvier et octobre de cette année, 627 consultations individuelles ont été enregistrées par l’équipe psychosociale.

Vers un système pérenne : Les 5 P de l’OMS et l’inclusion sociale
Pour surmonter ces défis, les intervenants ont souligné l’importance de s’aligner sur les standards internationaux de l’OMS, notamment autour des cinq P (Policy, Products, Personnel, Provision, et People People / utilisateurs des prothèses-orthèses) spécifiques aux technologies d’assistance.
- Politique (Policy) : Nécessité de renforcer la bonne gouvernance, le financement et les systèmes d’information dans le secteur. Cela passe par l’intégration de la réadaptation dans le parcours clinique et l’adoption d’une stratégie nationale et provinciale claire.
- Produits (Products) : Il faut une technologie appropriée, pérenne et économique (comme le polypropylène). Il est essentiel de détailler la liste nationale de prothèses et orthèses prioritaires pour adapter l’offre au contexte.
- Personnel (Personnel) : Renforcement urgent de la formation des techniciens orthoprothésistes.
- Prestation (Provision) : Les services doivent être efficaces, sûrs, équitables, intégrés et centrés sur la personne. L’alignement des services selon les entités géographiques est vital pour améliorer l’accessibilité.
- People (utilisateurs des prothèses-orthèses) : Centré sur la politique de la protection des utilisateurs et financement des soins des prothèses-orthèses. Pour assurer la pérennité et l’accès, il est crucial de réduire la dépendance au financement externe des projets. La promotion de l’adhésion aux mutuelles de santé est une voie essentielle pour la protection financière des patients.
L’Inclusion sociale au-delà de l’appareillage
Le CICR promeut également l’inclusion sociale, notamment par la scolarisation des enfants bénéficiaires d’appareillage (14 enfants pris en charge depuis le début de l’année 2025 à Goma) et par la facilitation de l’accessibilité (construction du stade paralympique pour développer le sport adapté). L’objectif ultime est de permettre au patient de retrouver l’autonomie et de contribuer à la vie de la société.
La Journée Internationale des Prothèses et Orthèses au Nord Kivu a été un moment de reconnaissance pour la profession d’orthoprothésiste et un signal d’alarme quant aux besoins massifs et non couverts dans l’Est de la RDC. Pour les victimes des conflits, la prothèse n’est pas un luxe, mais un droit humain fondamental lié à la dignité et à l’inclusion sociale.
La solution réside dans l’intégration totale et pérenne de la réadaptation dans le système de santé, le renforcement massif des capacités locales de formation, l’amélioration de la chaîne d’approvisionnement (idéalement via une centrale d’achat régionale), et un soutien psychosocial continu pour que l’acceptation du handicap et la résilience permettent aux patients de Goma et des grands-nords de reprendre espoir. Il est impératif de cesser de « jouer à cache-cache » avec les données et de travailler en équipe pour que la réadaptation cesse d’être une « viande qui ne se mange pas seule ».
Oredy MUSANDA, RDC/Goma
